GEORGERY Robert - Sdt - Mat 4680

Batterie d'Artillerie - Etat-Major - Transmissions

 

Sdt Robert Georgery
Artillery Battery - Staf Coy - Signal
Matricule : 4680

 

"LE CARREFOUR DE HUNSEL"

Au début de l’après-midi,  nous recevons soudainement l’ordre de nous preparer en vue d’un changement de position.  Très vite,  les canons et leurs servants prennent la route.  Nos camions sont là aussi.  Nous avons à peine le temps d’y jeter pêle-mêle nos kit-bags,  couvertures,  armes individuelles qu’ils se mettent à rouler.  Cahotant par des chemins raboteux,  s’enlisant dans les ornières boueuses que les prisonniers allemands n’ont pu encore combler,  nos véhicules quittent ainsi le secteur Ittervoort-Thorn et se dirigent vers le Nord.
Le trajet sera court,  quelques kilomètres à peine.  Le paysage ne change pas d’aspect :  immuablement plat et monotone.  Les champs de betteraves alternent avec les terres marécageuses en friche.  Contrairement aux autres jours,  le ciel est ensoleillé.  Devant un groupe de fermes,  le convoi s’arrête.  Les sous-officiers s’agitent :  « Déchargez en vitesse,  remuez-vous » crient-ils tout en courant de gauche à droite.  Nous nous affairons à retrouver nos équipements. Une vraie pagaille.  Le R.S.M. s’approche :

"Il me faut des hommes pour poser la ligne du capitaine Ledent qui part pour le poste d’observation.  Deux types pour accompagner et suivre la jeep à dérouleur.  A qui le tour ?  A vous,  Dumaret,  Isboutsky... en route,  filez !...


Maugréant,  Isboutsky et moi,  munis chacun d’un stick à crochet,  nous prenons place dans la jeep pilotée par Lalot qui démarre aussitôt.  Il y a là aussi Charlier et Toton qui tripotent leur dérouleur de ligne téléphonique placé à l’arrière.  Nous interrogeons les autres.  Où va-t-on ?  Dans un patelin appelé Hunsel,  à deux kilomètres,  c’est proche,  mais il se situe très près du Canal de Wessem.  Le capitaine Ledent a déjà pris les devants avec ses assistants.
Nous venons de nous rendre compte que nous sommes partis sans casque,  sans fusil,  sans rien et nous nous sentons subitement très mal à l’aise.  Où sont les Chleus dans ce bled ?  Nous avons l’impression d’être vulnérables au moindre pépin.  Prudemment,  la jeep pénètre dans le petit village désert.  Pas la moindre trace de combat ou de bombardement.  Pas âme qui vive non plus.  Tout est silencieux.  Anormalement silencieux.  Lalot nous débarque Isboutsky et moi à un carrefour.  Attendez-nous ici,  dit-il,  nous allons faire le raccordement au P.O. du capitaine Ledent,  nous vous récupérerons au retour.  La jeep disparaît bientôt derrière les maisons aux volets clos.  Nous repérons immédiatement ce qui nous semble être un estaminet.

"Le carrefour de Hunsel" A gauche,  l’estaminet venant d’Ittervoort,  en face le carrefour.

Pas besoin de forcer la porte.  Quelqu’un l’ouvre de l’intérieur.  Il y a là trois adolescents qui nous regardent avec des yeux ronds.  Deux garçons et une fille de dix-huit à vingt ans au plus.  Apparemment,  nous sommes les premiers soldats ‘anglais’... qu’ils voient.  Nous les questionnons dans un néerlandais approximatif.  Nous comprenons tant bien que mal que les Allemands,  des
parachutistes,  se sont retirés vers midi sur l’autre rive du canal.  Jusqu’alors, tout était calme.  Pas le moindre coup de feu n’a été tiré dans le village. La population n’a pas bougé.  Elle se terre dans les caves car elle appréhende à present qu’il va se passer quelque chose.  Les jeunes gens sont d’un avis contraire.  Notre présence les rassure.  Leurs dires nous rendent aussi confiance.

Nous apercevons soudain les hommes d’un de nos pelotons d’assaut qui s’engagent avec circonspection dans le carrefour,  en rasant les murs,  puis s’éloignent dans la même direction qu’avait suivie la jeep de Lalot.  Nous avons l’impression d’être fourvoyés dans un endroit malsain,  tout à coup.  Sans fusil, sans casque,  sans défense.  Les jeunes Hollandais sourient sans comprendre.
Ils croient fermement que la guerre est finie pour eux.  Cela ne fait que commencer !

En effet,  ça ne traîne pas.  Un sifflement strident et rran ! rran !  Deux obus de mortier s’abattent sur le carrefour.  Nous nous affalons contre le bas des murs.  Des éclats ont cisaillé les branches des petits arbres bordant la rue.

 Isboutsky David  Georgery Robert

La porte de notre bistrot s’ouvre brusquement et,  surgi on ne sait d’où,  apparaît le petit Van Coillie,  un jeunot de dix-sept ans,  appartenant lui aussi aux Transmissions de la Batterie.  On n’a pas le temps de se questionner.  De nouveaux éclatements ébranlent la maison.  Les civils roulent maintenant des yeux exorbités.  Derrière le comptoir,  l’aîné des garçons a soulevé la trappe par laquelle on descend les tonnelets de bière.  Nous nous approchons,  prêts à bondir dans le trou béant.  Un autre sifflement,  rran ! ça tombe de nouveau.
Les garçons s’engouffrent pêle-mêle dans la trappe,  la fille s’y projette,  tête en avant,  jambes en l’air,  jupes retroussées.  Van Coillie a plongé en même temps qu’elle,  mais elle a été plus rapide et il dégringole dans la cave,  la tête empêtrée dans les dessous de la jeune Hollandaise.

Un peu de calme revient.  Van Coillie s’extirpe de la trappe en s’ébrouant.  Il rit nerveusement et son visage a pris un teint verdâtre.  Nous sommes tous excités et tremblants.  Malgré notre frayeur,  nous rions stupidement du cocasse de la situation.  Et ça recommence.  De nouvelles stridences,  des explosions nous entourent.  C’est vraiment le carrefour qu’ils visent.  Les observateurs ennemis ont repéré l’avance de nos hommes.  Dans notre bistrot,  durant dix minutes,  nous plongeons en catastrophe dans cette trappe,  entremêlés avec cette fille et ces garçons complètement affolés.  Notre situation est à la fois burlesque et sinistre.  Saisi d’une rage incompréhensible,  je jure sans arrêt,  ça me défoule.  Pas de casque,  Bon Dieu !  pas de casque,  j’enrage et jure derechef.  Une litanie !

Une nouvelle accalmie.  Nous apercevons la jeep de Lalot qui revient vers nous. Le conducteur est quasiment invisible.  Toton,  couché de tout son long,  manoeuvre le dérouleur.  Charlier bondit hors de la jeep tous les dix mètres,  escalade le tronc des arbustes bordant la rue et y accroche son câble en vitesse.
Au moment où il arrive à notre hauteur,  une nouvelle salve de mortiers le surprend,  heureusement sans mal,  alors qu’il est suspendu à l’arbre.  Nous avons le temps de le voir glisser au sol et s’aplatir.  Un silence,  il escalade à nouveau le tronc.  Nouveau sifflement,  une autre explosion,  dégringolade et réescalade.  Trois fois,  il recommence sa manoeuvre.  Enfin,  la jeep nous dépasse et s’éloigne.

A notre tour d’agir.  Il faut sortir de notre abri et galoper derrière eux en plaçant le fil téléphonique sur les bords de la route.  Nous nous regardons Isboutsky et moi.  Tout nus,  nous nous sentons tout nus,  sans casque,  sans protection.  Quelle idiotie !  Je jure de plus belle.  Isboutsky marmonne des insultes à l’adresse de je ne sais qui.  Quelques pas dehors,  nous nous précipitons.  Nouvelles stridences,  nouvelles explosions.  Ils nous cherchent ces salauds !  Il n’y a que nous dans cette rue.  Rran !  écrasés contre le sol, fouillant la terre de nos mains,  nous cherchons désespérément un trou,  un petit trou pour notre tête.  Mon Dieu !  Une borne en pierre,  adossée au mur de la maison,  m’abrite un instant.  Mais il faut partir et courir.  Dix mètres,  vingt mètres,  nous nous écartons enfin de ce maudit carrefour.
Nous galopons dans le fossé,  posant notre fil sur les talus.  La jeep file devant.
Les explosions continuent de faire trembler le sol,  mais derrière nous,  cette fois.  Nous courons éperdument.  Les champs enfin,  le calme relatif.  Nous sommes loin et nous pouvons reprendre notre souffle.  Nous nous congratulons en riant. 

Je suis de garde la nuit au central téléphonique de la A. Troop installé dans une ferme.  Les canonniers dorment dans leur tente.  Tout est paisible. Dans la pièce à côté,  le lieutenant Maréchal se repose.  Son assistant Cudell s’est assoupi près de sa table à calculs.  Je lis.

Soudain,  un appel.  Il émane de l’observatoire du capitaine Ledent.  C’est la ligne que nous avons posée cet après-midi.  Ledent a aperçu du mouvement chez l’ennemi.  Il demande un tir d’artillerie.  Je transmets à Cudell qui s’en va réveiller le lt. Maréchal.  Celui-ci apparaît en slip.  Il a tout de même passé ses godillots.  On sonne le branle-bas chez les canonniers.  L’observateur me communique déjà les coordonnées de tir.  Cudell phosphore sur ses calculs.Maréchal donne ses ordres aux pointeurs.

Première salve de deux pièces.  A l’autre bout du fil,  Ledent qui a vu le point d’impact bougonne.  Trop court.  Silence,  puis nouvelles coordonnées.  Je transmets à voix haute.  Corrections aux pointeurs.  Deuxième salve.  Ledent est dépité.  A côté,  encore.  Nouvelles corrections,  nouvelle salve.  Exclamations enthousiastes de Ledent.  Il exulte.  Nous avons touché.  En plein dedans.  Il rit et commande feu des quatre pièces pour achever le travail.  Il semble vraiment enchanté.  Inconsciemment,  j’exulte aussi.
Puis,  une espèce de sentiment de honte m’envahit.  Je repousse cette pensée. Chacun son tour.  A present,  c’est nous les salauds pour les types d’en face !

Hunsel
Monument à la mémoire de la Brigade Piron,
photo prise en 2010 près du ‘carrefour’

extrait
« Des Hommes Oubliés »
par Guy Weber

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