KEIL Emil - Sdt - Mat 1361

1st Mot. Coy

Article transmis par sa fille Cynthia Pekars

 

Artcile écrit par Pierre THONON et paru dans le magazine "Pourquoi Pas?" en 1974.

 

Les frères ennemis malgré eux.

 

Le 7 août 1944, le soldat Emile KEIL, 23 ans, débarque avec ses compatriotes de la Brigade Piron à Courseulles-sur-Mer, secteur de Juno Beach.

A 160 km de là, sur les hauteurs de Dieppe, un sergent parachutiste de la Wehrmacht, décoré des Croix de Fer de 1er et 2ème classe, s’apprête à intervenir avec ses compatriotes pour enrayer la percée alliée en direction de la Belgique à libérer : Arthur KEIL, 21 ans, frère d’Emile…

Faisant mouvement en direction d’Arras, le blindé d’Emile KEIL arrive à la fin août devant la Somme, quelque part entre Amiens et Abbeville. Avant de traverser la rivière, une patrouille de neuf hommes est envoyée en reconnaissance. Elle se heurte à un groupe de parachutistes allemands qui finissent par se replier en direction d’Abbeville. Pertes sévères des deux côtés.

Aux abords d’Abbeville, un groupe de paras allemands est surpris et fait prisonnier par les Canadiens. Pour le sergent Arthur KEIL, la guerre est finie.

Emile et Arthur KEIL ne savent pas et ne sauront sans doute jamais s’ils se sont trouvés face à face , le doigt sur la détente, il y a tout juste 30 ans, sur les champs de bataille de Normandie. Ils ne savent même pas à l’époque, que la guerre et les mécanismes impitoyables des mobilisations générales avaient fait d’eux des frères portant des uniformes ennemis….

Il n’avait pas fallu cette guerre-ci pour crucifier déjà la famille KEIL dans sa chair, comme dans sa bonne volonté. Uniquement parce qu’elle vivait pacifiquement, de père en fils, dans le petit village tranquille de Rocherath, aux marches de l’Est, entre Montjoie et Bütgenbach.

En 1914, le père, Jean, avait été mobilisé dans les armées du Kaiser. Il en était revenu amputé d’un bras. Et quand il reprit sa place de cantonnier au village natal, il était devenu citoyen belge. La mère connaissait la chanson. Alsacienne, elle avait appris tout enfant que, de Français, ses parents étaient devenus Allemands après 1870….

En Mai 1940, Edouard et Joseph, les deux fils ainés de la famille – onze enfants – avaient fait leur devoir à leur tour. Sous l’uniforme belge. Faits prisonniers avec toute l’armée après la capitulation. Ils avaient été rapidement renvoyés dans leur foyer avec l’information qu’ils étaient devenus citoyens allemands. Sans attendre le nouvel uniforme que leur promettait implicitement ce traitement de faveur, ils s’enfuirent la nuit même de leur retour à Rocherath en direction de Liège – où on ne devait malheureusement jamais les repérer parmi les mineurs de Grâce-Berleur qui descendirent « au fond » pendant toute la durée de l’occupation.

Le 10 Mai 1940, Arthur KEIL, 17 ans depuis 4 jours, restait seul avec sa mère à Rocherath où lui était réservé le poste de cantonnier communal, laissé vacant par la mort du père en 37. Emile, lui, n’était plus à la maison : en attendant de faire son service militaire comme ses ainés. Il suivait des cours d’apprenti photographe à Thuin.

C’est là que le touche l’ordre général lancé aux « 18 à 35 ans » de rejoindre Bruxelles, puis Roulers, pour se mettre à la disposition des autorités militaires. Entre-temps, Eben-Emael n’était pas encore tombé que les « Cantons Rédimés » d’Eupen et Malmedy faisaient retour au grand Reich allemand. Avec toute la mise en scène popularisée par les grands shows de Nüremberg : en guise de Joyeuse Entrée dans sa nouvelle patrie, le jeune Arthur KEIL se vit offrir comme tous les gamins encore sur place un magnifique uniforme de Hitlerjugend parfaitement coupé à sa taille.

Lorsqu’Emile KEIL émerge du flot de réfugiés, de soldats en débandade et de sifflements de stukas, il se retrouvait à quai, à Southhampton, en compagnie de quelques-uns de ses copains de Thuin.

-« Mon accent allemand a intrigué les autorités anglaises, évoque aujourd’hui l’ancien de la brigade Piron. On m’a isolé de mes copains, déshabillé et interrogé à fond pour voir si je disais vrai en prétendant être Belge. On m’a posé des tas de questions de détail, en allemand sur mon village, sur la région, et même sur Liège. Je me souviens qu’on m’a demandé par exemple s’il y avait des arbres sur la Place St Lambert et comment était le marchand de journaux… ». Reconnu comme Belge de bonne foi, le jeune Eupenois fit alors des débuts prometteurs dans l’hôtellerie. Sa connaissance de l’allemand en faisait un maître d’hôtel particulièrement apprécié de la clientèle chic de l’hôtel Dorchester à Londres : des réfugiés israélites allemands, autant que de hauts personnages des états-majors alliés repliés sur l’Angleterre.

-Malheureusement, la belle vie en smoking n’a pas duré, raconte Emile KEIL. En avril 1941, on m’a convoqué à l’Ambassade de Belgique où l’on m’a fait signer différents papiers. A la suite de quoi, j’ai appris que je venais de m’engager comme volontaire pour la durée de la guerre dans l’armée belge en Grande-Bretagne… »

 

Pour Arthur, le benjamin des KEIL, l’échéance était arrivée deux mois plus tôt. Trois visites sanitaires – et déclaré bon pour le service. Tellement bon qu’il avait le choix entre le corps d’élite des SS et le corps non moins d'élite des parachutistes. C’était à prendre ou …à accepter…. Le gamin eut tout de même l’instinct de choisir les paras.

-Après 6 mois d’instruction à Berlin, notre groupe a été engagé en manœuvres en Pologne à la fin 41 et puis dirigé sur Kiev où se préparait la grande offensive sur le Dniepr. C’est là que j’ai reçu le baptême du feu. Largué derrières les lignes, nous avons pris le Dniepr puis poussé en direction de la Mer Noire. Nous avions sauté à 10.000. Quand j’ai été blessé avant d’entrer à Rostov, nous n’étions plus que 1.500 …

De cette blessure qui lui a peut-être sauvé la vie, Arthur conserve quelques souvenirs. Deux éclats de shrapnell dans la tête qui se rappellent régulièrement à lui, de l’asthme, et quelques autres séquelles.

-L’hôpital où j’avais été dirigé en premier lieu a été repris par les Russes. La nuit, ils nous ont tous sortis dans la cour intérieure et ils ont arrosé tous les lits. J’ai eu les membres inférieurs gelés au 2ème degré.

Récupéré de justesse, Arthur fut évacué. Le temps de se faire plaquer une croix de fer sur la poitrine, et en route pour les maquis yougoslaves, la Hongrie et enfin, début 44, Dieppe et le Mur de l’Atlantique…

 

Le 6 septembre 44, il y a tout juste 30 ans, un soldat de la Brigade Piron eut toutes les peines du monde à dribbler toutes les mains tendues à l’entrée de chaque bistrot séparant le Petit Château à Bruxelles, de l’Avenue Louis Bertrand à Schaerbeek. Finalement, il arriva quand même à destination. Sonna et… recueillit sa sœur défaillante dans ses bras.

-Toute ma famille me croyait mort, disparu dans l’évacuation de mai 40… raconte Emile KEIL. Au début, j’avais donné de mes nouvelles – mais rien n’était apparemment parvenu jusqu’à la maison. Après, quand nous avons su en Angleterre que les Allemands avaient mobilisé les Alsaciens et les Cantons Rédimés, je n’ai plus osé donner signe de vie, ne sachant pas comment les miens s’en tiraient. Mais dès mon arrivée à Bruxelles avec la Brigade, je suis allé à tout hasard sonner chez ma sœur mariée à Schaerbeek… Et c’est ainsi que j’ai appris que si mes deux frères ainés avaient pu se cacher à Liège pendant toute la guerre, Arthur, lui, avait été embarqué – comme moi, mais de l’autre côté….

Avant de savoir qu’il s’était peut-être trouvé en position de tirer sur son frère, Emile KEIL dut attendre de nombreux mois encore. Prisonnier des Canadiens, évadé, repris par les Américains, Arthur avait fini par être remis en sa qualité reconnue de citoyen belge aux autorités nationales. Loin d’être la fin de son odyssée, cette captivité imprévue fut le début d’un véritable calvaire :

« A Erbisoeul, surtout, puis encore à Nimy, où je suis resté 9 mois, nous étions gardés par des espèces de gardiens de prison qui furent les plus brutaux de tous les gardiens que j’avais rencontrés entre deux évasions. Malgré toutes les démarches de mes frères et les preuves évidentes que je n’avais pas eu le choix – pas plus qu’Emile d’ailleurs – je n’ai été libéré qu’en février 1946. Et renvoyé chez moi toujours en uniforme allemand, avec le signe PW (Prisonner of War) imprimé dans le dos… »

 

A Liège, Arthur KEIL retrouva alors sa mère, évacuée chez une de ses filles juste après l’offensive Von Rundstedt qui avait détruit complètement la maison familiale de Rocherath.

« Pendant 10 ans, j’en ai encore vu de toutes les couleurs. Pas moyen de trouver du travail. Partout, on me traitait de Boche. J’avais beau essayer de m’expliquer… »

Aujourd’hui, la cinquantaine blanchie et père d’un petit Liégeois, Arthur KEIL a quand même tiré quelque chose de son impitoyable expérience de la guerre : il est conducteur de poids lourds, un métier qu’il n’aurait pu exercer sans doute si l’entrainement des parachutistes, à Berlin, n’avait pas comporté le pilotage de tous les engins possibles et imaginables, du tank à la locomotive en passant par les motos. Plutôt que de reprendre le chemin des grands hôtels, son frère a préféré l’indépendance astreignante du taximan en poste aux Guillemins – par sainte horreur définitive des uniformes, y compris celui du maître d’hôtel.

Il n’y a qu’une chose, finalement, qu’ils ne peuvent pardonner ni l’un ni l’autre au destin qui a fait d’eux, il y a 30 ans, des frères ennemis sans le savoir :

« Quand nous nous sommes revus, nous avions été tellement imprégnés l’un et l’autre par la guerre que nous avions faite, que nous nous sommes vraiment regardés comme des ennemis, dit Emile en baissant la voix. Moi, je ne pouvais pas comprendre que mon frère ait porté son uniforme. Et lui, qui avait souffert bien plus que moi, et qui était du côté des vaincus, en plus, il m’en voulait d’avoir été « volontaire »… Heureusement que notre mère était encore là ce jour-là. Elle nous a poussés dans les bras l’un de l’autre et nous a dit de nous embrasser comme des frères … »

Ni en français, ni en allemand, mais en patois de Rocherath…..